Tout enseignement, indépendamment de son objet et de son niveau, a pour objectif premier de communiquer des connaissances. S’il peut recourir à une grande variété d’approches pédagogiques, ce dont par ailleurs il s’abstient le plus souvent, nous savons que ces dernières ne sont jamais que des techniques plus ou moins sophistiquées et plus ou moins ouvertement contraignantes pour atteindre un seul et même but.
Même quand il s’appelle Émile, l’apprenant doit produire, au bout de son parcours, une réponse*Toute éducation peut être considérée comme un façonnement des réponses à des stimuli par l’apport de connaissances soit implicites, soit explicites. Une multiplication des catégories taxonomiques peut néanmoins produire l’illusion pédagogique selon laquelle certaines de ces réponses auraient des propriétés particulières parce que leur production engagerait l’apprenant d’une manière plus active, personnelle ou interactionnelle que d’autres. conforme à une attente socialement déterminée. La certitude quant à l’existence d’une telle réponse et quant à sa validité, fût-elle provisoire et locale, précède nécessairement tout acte éducatif. Sans la conviction intime d’avoir un contenu socialement utile à communiquer à autrui, qui aurait l’audace de se présenter devant une classe ou un auditoire ? A l’issue de l’acte, ce sera encore et toujours une même certitude quant à une correspondance univoque entre la question et la réponse qui permettra à l’enseignant ou à un tiers de concevoir une évaluation des acquis de l’apprenant. Dans ce qui suit, nous parlerons en termes meyeriens de « refoulement de la question » et nous appellerons socialement apodictique une proposition qui doit nécessairement être tenue pour vraie par une personne, non parce qu’elle ne serait pas problématique mais parce que l’adhésion à cette proposition est une condition formelle à la reconnaissance sociale*On comprend dès lors que les approches les plus novatrices du pédagogue le mieux formé puissent demeurer inopérantes devant des situations de fracture sociale qui doivent inviter à une réflexion sur la valeur que peut avoir cette reconnaissance pour l’apprenant bien plus que sur la manière de la lui accorder. qu’ambitionne cette personne. En ces mêmes termes nous pourrions reformuler ce qui précède en statuant que tout enseignement est inévitablement un refoulement de la question individuelle au profit de la réponse sociale.
L’enseignement supérieur ne déroge nullement à cette règle, même s’il présente la particularité de se fixer un deuxième objectif, difficilement conciliable avec le premier, qui est de préparer une part de son audience à la recherche scientifique. Il a par conséquent une mission quelque peu paradoxale qui est à l’origine d’un discours parfois étrange où viennent se mêler les affirmations appartenant au corpus des connaissances que l’étudiant doit tenir pour vraies et des exhortations au questionnement de ces mêmes affirmations auxquelles il est le plus souvent peu prudent de prêter l’oreille. L’étudiant qui comprend la nature socialement apodictique du discours académique pourra en apprécier librement la qualité formelle et la part de rhétorique. Il adaptera sa conduite aux implicites qui sont à l’œuvre et dont il est sans doute illusoire d’espérer, par analogie avec la pensée de Bourdieu*Nous pourrions, mais cela dépasserait le cadre de cette réflexion, considérer l’approche bourdieusienne des déterminants sociaux qui sont à l’œuvre dans l’enseignement comme une tentative de méta-communication. Les mécanismes que le sociologue expose ne seraient alors nullement « inconscients » mais plutôt « inaccessibles » à un niveau du discours qu’ils ont pour rôle de façonner. qu’ils cesseront d’agir du moment qu’on les amène à la conscience. Si, par contre, séduit par les sirènes du questionnement, il répond aux invitations explicites à l’exercice de son esprit critique, il a toutes les chances d’échouer sur les rochers avant même d’avoir pu admirer le paysage. Aucun examinateur ne félicitera un étudiant pour avoir posé une bonne question. Seul sera reçu, et ce terme nous indique que l’enjeu est bien une affiliation, celui qui aura répondu de la manière convenue aux questions tout aussi convenues qu’on lui a posées.
On comprend aisément que dans une institution formellement engagée dans le refoulement de la question, la réflexion philosophique ne peut que difficilement trouver sa place à moins d’être réduite, à son tour, à une collection de réponses sous la forme d’un catalogue d’écrits dont l’étudiant pourra retenir les thèmes, les titres, les auteurs ainsi que les dates et lieux de première publication. Qu’il l’avoue ou non, même l’enseignant chargé de faire part d’une telle histoire des grandes idées de l’humanité aura plus que probablement, par la nature de son rôle, aussi peu de sympathie pour le questionnement radical que les oligarches d’Athènes en avaient pour la maïeutique de Socrate. En toute bonne foi, il argumentera qu’il tient un simple discours assertotique et qu’il se confine à exposer des faits qui ne sont pas problématiques. Dans le cadre de ses exposés, ces faits doivent cependant nécessairement être tenus pour vrais et pour plus importants que d’autres dont il n’est pas fait mention. Son audience sait qu’elle sera jugée sur sa capacité à faire référence à l’information reçue. La question qui est à l’origine de toute pensée philosophique subit donc deux transformations qui la rendent, in fine, inaccessible. Dans un premier temps, elle devient réponse et, dans un deuxième, cette réponse se dérobe au questionnement. De l’individuellement problématique nous passons au socialement apodictique.
Même quand est enseignée la philosophie.