Avec méthode et par leur méthode, la pédagogie et la psychologie refoulent la question de la réalité de la rencontre. Pour elles, cette rencontre n’existe pas ou ne devrait pas exister. Leur discours est simple. Pour peu que l’intervenant ou le chercheur soient conscients du danger auquel ils s’exposent en franchissant la barrière entre l’empathie et la sympathie, ils éviteront de se perdre et sauront mettre à profit leurs connaissances objectives pour éclairer la réalité subjective des autres.
L’intention est bonne, à chaque fois que leurs professeurs donnent aux futurs pédagogues et psychologues des recommandations sur la distance à garder par rapport à des vies qui pourraient venir se mêler à la leur d’une manière envahissante. Cela ne doit cependant pas nous faire oublier que cette distance est aussi, sinon surtout, celle qu’introduit la construction méthodique et statistique d’un observable qui est, à son tour, le gardien de la distance entre les sciences humaines et la spéculation ou l’introspection. Sans elle, il ne resterait pas beaucoup de choses à enseigner.
La conséquence paradoxale est que l’étudiant est préparé scientifiquement et durant cinq ans à une rencontre dont on prétend qu’elle n’aura jamais lieu. Le discours serait-il donc plus fort que la réalité ?
Nommer un objet matériel ou immatériel, c’est le faire exister dans le discours comme différencié de ce qui n’est pas cet objet et, partant, lui assigner des propriétés spécifiques. En parlant d’un objet nommé « réalité », nous introduisons donc une différence et supposons l’existence d’autres objets dont le premier se distingue. En quoi ? Naïvement, nous pourrions être tentés de nous satisfaire des oppositions courantes entre réalité et fiction, réalité et rêverie, ou encore, depuis Freud, entre principes de réalité et de plaisir et enfin, depuis Internet, entre la vie réelle et la vie virtuelle. Ce qu’ont en commun ces distinctions est que toutes attribuent à la réalité la propriété spécifique de ne pas faire question. Souveraine, cette réalité-là s’impose à nous, elle s’oppose à nos désirs et elle jouirait même du privilège suprême de pouvoir dépasser nos fictions.
Différenciée de la sorte de tout ce qui appartient à l’imaginaire et au monde des idées, il va de soi que la réalité se moque de la philosophie. La réalité, c’est que tous les hommes sont mortels. La réalité, c’est que Socrate était un homme. La réalité, c’est qu’il mourut. Avec philosophie, sans doute. Mais il mourut. Réellement.
Nous avons vu, lors de notre examen du discours de l’enseignement, puis en observant certaines rencontres de la vie courante, qu’une telle réalité non-questionnable existe sous la forme d’un apodictique social. Dans la relation à autrui, tout objet opérationnel d’un discours jugé cohérent par les partenaires doit, dans l’espace et le temps de ce discours, avoir les mêmes propriétés pour tous. Si nous demandons à une personne si elle a déjà rencontré dans la vie « réelle » cet ami « virtuel » avec lequel elle s’entretient fréquemment via Internet, nous comprenons probablement ce qui distingue, pour elle et pour nous, ici et maintenant, la réalité non-questionnable, d’une part, de la virtualité toujours sujette à caution, de l’autre.
Sachant que la réalité existe dans la relation sociale comme objet d’un discours qui, de commun accord, la soustrait à la question, nous pouvons imaginer qu’il puisse exister d’autres discours qui tiennent pour vrai que la réalité n’existe pas, qu’il existe plusieurs réalités ou que la réalité existe en tant que question. Cette personne, que nous venons d’interroger sur sa rencontre réelle avec son ami virtuel, peut choisir de tenir l’un de ces trois discours et formuler une réponse différente du simple « oui » ou « non » auquel invitait le premier. Elle peut déclarer que rien n’est réel ou, en langage plus courant, que même si son ami lui faisait physiquement face, elle ne saurait toujours rien de lui qui puisse être tenu pour vrai. Elle peut argumenter qu’il existe plusieurs réalités et que chacune repose sur un ensemble spécifique de perceptions et de représentations qu’il n’est pas utile de comparer ou sur lesquelles il faudrait s’entendre avant de poser une question. Une personne non-voyante n’aurait-elle pas accès à la réalité, sous prétexte qu’elle ne la perçoit pas comme les voyants ? Enfin, elle peut nous demander : qu’est-ce qui permet exactement de dire qu’on a réellement rencontré une personne ? Un dialogue en ligne ? Trois rendez-vous dans un lieu public ? Dix ans de vie commune ?
Il nous apparaît, aussi intuitivement que pouvait nous venir une première vision de la réalité, que ces nouvelles réponses sont parfaitement concevables et sensées, même si elles ne répondent pas du tout à la question que nous pensions poser. Chacun des quatre discours que la personne peut tenir nous semblera tout aussi cohérent, pour autant qu’il existe, entre elle et nous, un accord sur les propriétés spécifiques de l’objet réalité ou que nous soyons prêts à renégocier un tel accord. La réalité étant elle-même une propriété des objets du discours, nous constatons qu’il est possible de tenir pour tout objet quatre discours*S’inspirant de la problématologie meyerienne, la classification proposée ici vise à fournir des clefs pour une approche relationnelle, hic et nunc, de la sociogenèse des réalités du discours, plutôt qu’une analyse du questionnement. dans lesquels soit :
Ces propriétés demeurent, du moins en théorie, à tout instant négociables au sein de toute relation sociale. Nous pouvons choisir d’un commun accord de tenir pour existant un objet comme « les droits de l’homme » et élaborer une déclaration à son sujet. Nous estimons alors qu’il nous est socialement utile de considérer ces droits comme étant dorénavant « hors question ». Il nous demeure néanmoins possible de formuler de nouvelles propositions quant à ces droits qui sont alors remis « en discours ». De même, il peut se produire des situations jugées exceptionnelles (dans le sens où elles font exception) qui nous donnent à penser que ces droits ne sont pas socialement utiles et qu’il convient de les ignorer à tel endroit ou durant telle période. Les « droits de l’homme » sont alors mis « hors discours » et il nous devient impossible de nous y référer, leur négation ayant été explicitement exprimée. Enfin, nous pouvons remettre ces droits « en question » et nous demander : Qu’entendons-on nous par « droits de l’homme » ? De tels droits existent-ils ? Quel peut être leur sens ?
Dans la pratique, le pouvoir de formuler des déclarations, propositions, négations ou interrogations est cependant rarement distribué d’une manière parfaitement équilibrée et dans bien des relations humaines la nature des objets du discours ne peut pas être librement négociée par tous les partenaires. Pour décrire ce qui se produit au sein de telles asymétries, nous disposons de toute une gamme de mots, que nous choisirons*Ce choix sera souvent guidé par un jugement : les uns, bien intentionnés, informent, enseignent, communiquent, suggèrent ou éduquent alors que d’autres, malveillants, endoctrinent, influencent, manipulent, embrigadent ou lavent les cerveaux… soit en fonction du consentement qu’accordent les uns, soit en fonction des moyens qu’utilisent les autres pour obtenir ce consentement mais tous se réfèrent, in fine, à un seul et même processus de contrôle du discours.
Qu’il ait été librement négocié ou unilatéralement imposé, l’accord sur la nature des objets du discours est une condition nécessaire à toute relation sociale qui, inversement, sera mis à mal ou prendra fin en cas de désaccord. Quand nous voulons exprimer qu’une relation est heureuse ou malheureuse, nous nous référons bien plus souvent à la qualité de nos échanges qu’à ce qui pourrait en être l’objet. Il est alors question d’entente, de communication, de compréhension ou de dialogue et ces mots nous renvoient, à leur tour, à la nature des objets de notre discours.
Ce qui émerge par le discours est donc un univers commun, dissocié des perceptions ou cognitions individuelles et toujours susceptible d’être modifié et renégocié en fonction du pouvoir qu’ont les uns et les autres sur les propriétés de ses objets. Un tel discours ne nous fournit pas, comme on le prétend parfois, une manière de « voir » le monde mais plutôt une manière d’en « parler » dont l’enjeu est invariablement une relation sociale qui ne sera durablement fonctionnelle qu’à condition que nous ayons toujours le sentiment de « parler de la même chose ».
Parler à une communauté de ce qu’elle a mis « hors discours » nous expose à des sanctions sociales souvent bien plus sévères que celles qu’on réserve aux autres transgression des règles du discours commun. Il n’est pas forcément inconcevable d’interroger, donc de remettre « en question » ce qui est tenu pour « hors question », même s’il est fort probable que cela ne nous mènera qu’à entendre la simple réaffirmation du fait qu’il doit en être ainsi parce que c’est une évidence, une nécessité à notre entente. Par contre, si nous cherchons à discourir de ce qui a été explicitement mis à distance, nos propos ont toutes les chances de rencontrer, au-delà de la simple incompréhension qu’on réserve aux inconscients, une hostilité franche s’il apparaissait que nous sommes lucides et que nous violons le tabou en parfaite connaissance de cause.
Imaginons que nous ayons l’audace d’introduire dans le discours de la pédagogie ou de la psychologie la réalité charnelle de la relation à l’autre, ce que nous pourrions faire avec les mots de Michel Meyer :
« L’Autre qui s’approche de moi se présente corporellement. Il me pose problème à ce titre. Il occupe de l’espace, peut-être le mien, il m’interpelle, m’interroge, et parfois même s’impose, ou simplement se détourne de moi*Michel Meyer, Comment penser la réalité ?, P.U.F., 2005, p. 119. »
Un tel Autre qui nous interpelle physiquement est présent avec une intensité parfois brutale dans la rencontre du pédagogue ou du psychologue avec une personne qui a un handicap majeur. Ce n’est pas une théorie qui viendra à leur secours quand le corps s’impose dans toutes ses fonctions physiologiques ou quand il se détourne obstinément dans le refus de tout contact. Cet Autre corporel est pourtant rigoureusement « hors discours » dans les auditoires facultaires et dans la littérature. Ses hurlements, sa bave, ses urines, son regard insondable, la puissance de ses muscles ? Ils n’existent pas. Pas plus que son rire éclatant, sa coquetterie surprenante, son accolade chaleureuse, la soudaine tendresse d’un geste de sa main.
Ces dernières images viennent de nous rapprocher d’un autre tabou que le professeur de lettres Daniel
Pennac nous expose en peu de mots :
« C’est vrai, chez nous il est malvenu de parler d’amour en matière d’enseignement. Essayez, pour voir. Autant parler de corde dans la maison d’un pendu *Daniel Pennac, Chagrin d’école, Gallimard, 2007, p. 303.»
Ce propos demande d’être complété car on parle d’amour, dans l’enseignement de la pédagogie et de la psychologie. On en parle même très régulièrement pour dire et redire explicitement qu’il ne saurait jamais en être question. Il semblerait que le corps est culturellement « hors discours » à un point tel qu’aucun effort supplémentaire n’est requis pour le mettre à distance. Le silence à son sujet semble aller de soi alors même que nous avons vu qu’il conviendrait de le rompre.*La directrice d’une résidence pour personnes handicapées, m’a éclairé à ce propos : parmi les étudiants stagiaires qu’elle accueille, beaucoup prennent leurs jambes à leur cou dès leur premier contact avec des personnes souffrant d’une infirmité motrice et cérébrale. Le cœur est, quant à lui, perçu comme un ennemi tellement redoutable qu’il faut le combattre sans relâche.
Nous pouvons toutefois nous demander pour quelle raison obscure une personne s’engagerait dans une voie aussi longue et difficile qui mène à des professions aussi chichement rémunérés et aussi peu prestigieuses que celles de clinicien ou de chercheur en sciences humaines, si elle n’était pas animée par le désir d’être utile à autrui en l’aidant à vivre un peu mieux ? Nous pourrions ajouter, si nous n’avions pas peur de flirter avec une troisième transgression : Tout cela vaudrait-il la peine si elle n’aimait pas son prochain ?
La question restera, pour l’heure, sans réponse car tant le corps que le cœur sont deux réalités inaccessibles à un discours académique sur la pédagogie et la psychologie qui nie la rencontre et la transforme en non-lieu.
Il faudrait une ruse semblable à celle d’Ulysse pour introduire dans la cité si bien gardée des sciences humaines quelque cheval de bois qui dissimulerait… un humain.