ithaqueAu fil des pages, nous avons vu les sciences humaines nous éloigner de l’humain. La distance nous est apparue comme l’alliée d’une méthode qui nous dessine un être abstrait, sans corps, sans cœur et sans lien dans un miroir qui se brise dès qu’on l’interroge. Fallait-il donc aller si loin ?

Avant que les regrets ne nous gagnent, donnons une chance à la poésie, là où science et philosophie semblent nous avoir conduits à une impasse. Joachim Du Bellay nous parle du retour après le voyage dans un recueil de sonnets, composé au seizième siècle et qu’il a nommé Regrets, justement…

 

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

Ou comme celui-là qui conquit la Toison,

Et puis est retourné plein d'usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge!

 

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village

Fumer la cheminée, et en quelle saison

Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,

Qui m'est une province et beaucoup davantage?

 

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,

Que des palais romains le front audacieux,

Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine.

 

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,

Plus mon petit Liré que le mont Palatin,

Et plus que l'air marin la douceur angevine.

 

Joachim Du Bellay (1522-1560)

 

Voilà qui ressemble à une invitation au retour bien plus qu’au voyage. Calme et volupté sont là, chez nous, qui nous attendent. Ils étaient là depuis le début et nous n’avons trouvé ailleurs qu’un semblant de luxe qui a fini par nous lasser. Le poète nous ramène à sa manière à notre question sur l’éloignement. Fallait-il donc partir ?

Pour tenter de répondre, notons d’abord l’absence de tout regret dans le récit des périples de ses héros. Il y eut un voyage et il y eut une conquête. Ni l’un ni l’autre ne sont déclarés vains. Ces vers ne composent pas une lettre à la Daudet. Ils ne sont pas écrits à l’ombre d’un moulin par quelque provincial satisfait de l’être pour dénoncer les artifices mondains. Non. Le voyage était beau, Du Bellay est formel. Et la toison fut conquise. Il fallait partir.

Constatons ensuite que ses voyageurs ont été transformés par l’expérience. Ils nous reviennent plus habiles et plus sages. Un pédagogue ou un psychologue diraient aujourd’hui que leurs répertoires comportementaux se sont étendus et que leurs schèmes cognitifs sont devenus plus flexibles. Tout cela n’aurait eu que peu de chances de se produire à l’ombre d’un moulin. L’usage y est toujours le même, ou presque. La raison y a trop souvent raison. Il fallait partir.

Pour couper court à toute hésitation, Du Bellay prend soin de préciser qu’Ulysse et Jason ont acquis bien plus qu’un simple supplément d’usage ou de raison. Il nous affirme qu’ils en sont pleins. Ils ont donc appris tout ce qui pouvait s’apprendre ou, du moins, tout ce que chacun d’eux pouvait apprendre en explorant le monde. Si l’ombre jetée par un moulin devait désormais leur sembler douce, ce ne serait pas parce qu’ils y fuient la lumière mais parce qu’ils l’ont vue et que leurs yeux en sont remplis. Il fallait partir.

Partir, oui, mais pour mieux revenir. C’est bien là l’unique regret du poète qui semble attendre l’heure incertaine de son propre retour avec une impatience qui n’est toutefois pas nostalgie. Tous ses mots nous font part d’une nouvelle sensibilité qu’il a acquise grâce à l’exil et dont il a hâte de faire l’expérience. Son regard a pu se poser sur assez de richesses pour qu’il puisse voir aussi celle de la bâtisse la plus modeste. Son toucher aspire à la fragilité, qu’il saura distinguer du résistant, du froid et du prestigieux. Il veut enfin retrouver des parfums dont il saura goûter toute la délicatesse.

En opposant, dans le tout dernier vers, l’air marin à la douceur angevine, Du Bellay nous interdit toute interprétation qui ferait de ce sonnet une célébration vaguement romantique de son humble pays natal au détriment de Rome et de son éclat. Cette grande ville se trouve à l’intérieur des terres. L’air y est tout sauf marin. Ce n’est donc pas de Rome qu’il est question ici – ni même, vraiment, du pays d’Anjou – mais bien d’un retour. Son retour. Il nous parle d’une saison, qui l’accueillera par ses couleurs, son climat, ses odeurs. Laquelle, se demande-t-il déjà ? Oui, le voyage était beau mais il a assez duré. Il est l’heure de retourner voir, toucher, goûter autrement, plus intensément et avec une sagesse nouvelle tout ce qu’il a quitté. Il faut revenir.

Au-delà de son élégance formelle et d’un contenu personnel émouvant qui peut paraître anecdotique, il se pourrait bien que ce sonnet nous offre l’une des plus puissantes métaphores de la transformation par l’expérience jamais formulées en langue française en si peu de mots de tous les jours.

Les images du poète nous amèneront-elles à réunir sereinement ce qui, au fil de nos réflexions, a pu nous sembler épars ?