Qu’est-ce que la psychologie ?
Georges Canguilhem
Conférence prononcée le 18 décembre 1958 au Collège philosophique à Paris.
(Parue dans Revue de Métaphysique et de Morale, n°1, 1958, Paris)
La question « Qu’est-ce que la psychologie? » semble plus gênante pour tout psychologue que ne l’est, pour tout philosophe, la question « Qu’est-ce que la philosophie? » Car pour la philosophie, la question de son sens et de son essence la constitue, bien plus que ne la définit une réponse à cette question. Le fait que la question renaisse incessamment, faute de réponse satisfaisante, est, pour qui voudrait pouvoir se dire philosophe, une raison d’humilité et non une cause d’humiliation. Mais pour la psychologie, la question de son essence ou plus modestement de son concept, met en question aussi l’existence même du psychologue, dans la mesure où faute de pouvoir répondre exactement sur ce qu’il est, il lui est rendu bien difficile de répondre de ce qu’il fait. Il ne peut alors chercher que dans une efficacité toujours discutable la justification de son importance de spécialiste, importance dont il ne déplairait pas absolument à tel ou tel qu’elle engendrât chez le philosophe un complexe d’infériorité.
En disant de l’efficacité du psychologue qu’elle est discutable, on n’entend pas dire qu’elle est illusoire ; on veut simplement remarquer que cette efficacité est sans doute mal fondée, tant que preuve n’est pas faite qu’elle est bien due à l’application d’une science, c’est-à-dire tant que le statut de la psychologie n’est pas fixé de telle façon qu’on la doive tenir pour plus et mieux qu’un empirisme composite, littérairement codifié aux fins d’enseignement. En fait, de bien des travaux de psychologie, on retire l’impression qu’ils mélangent à une philosophie sans rigueur une éthique sans exigence et une médecine sans contrôle. Philosophe sans rigueur, parce qu’éclectique sous prétexte d’objectivité ; éthique sans exigence, parce qu’associant des expériences éthologiques elles-mêmes sans critique, celle du confesseur, de l’éducateur, du chef, du juge, etc. ; médecine sans contrôle, puisque des trois sortes de maladies les plus inintelligibles et les moins curables, maladies de la peau, maladie des nerfs et maladies mentales, l’étude et le traitement des deux dernières ont fourni de toujours à la psychologie des observations et des hypothèses.
Donc il peut sembler qu’en demandant « Qu’est-ce que la psychologie? » on pose une question qui n’est ni impertinente ni futile.
On a longtemps cherche l’unité caractéristique du concept d’une science dans la direction de son objet. L’objet dicterait la méthode utilisée pour l’étude de ses propriétés. Mais c’était, au fond, limiter la science à l’investigation d’un donné, à l’exploration d’un domaine. Lorsqu’il est apparu que toute science se donne plus ou moins son donné et s’approprie, de ce fait, ce qu’on appelle son domaine, le concept d’une science a progressivement fait davantage état de sa méthode que de son objet. Ou plus exactement, l’expression « objet de la science » a reçu un sens nouveau. L’objet de la science ce n’est plus seulement le domaine spécifique des problèmes, des obstacles à résoudre, c’est aussi l’intention et la visée du sujet de la science, c’est le projet spécifique qui constitue comme telle une conscience théorique.
À la question « Qu’est-ce que la psychologie? », on peut répondre en faisant paraitre l’unité de son domaine, malgré la multiplicité des projets méthodologiques. C’est à ce type qu’appartient la réponse brillamment donnée par le Professeur Daniel Lagache, en 1947, à une question posée, en 1936, par Édouard Claparède[1]. L’unité de la psychologie est ici cherchée dans sa définition possible comme théorie générale de la conduite, synthèse de la psychologie expérimentale, de la psychologie clinique, de la psychanalyse, de la psychologie sociale et de l’ethnologie.
À bien regarder pourtant, on se dit que peut-être cette unité ressemble davantage à un pacte de coexistence pacifique conclu entre professionnels qu’à une essence logique, obtenue par la révélation d’une constance dans une variété de cas. Des deux tendances entre lesquelles le Professeur Lagache cherche un accord solide: la naturaliste (psychologie expérimentale) et l’humaniste (psychologie clinique), on a l’impression que la seconde lui paraît peser d’un poids plus lourd. C’est ce qui explique sans doute l’absence de la psychologie animale dans cette revue des parties du litige. Certes, on voit bien qu’elle est comprise dans la psychologie expérimentale – qui est en grande partie une psychologie des animaux – mais elle y est enfermée comme matériel à quoi appliquer la méthode. Et en effet, une psychologie ne peut être dite expérimentale qu’en raison de sa méthode et non en raison de son objet. Tandis que, en dépit des apparences, c’est par l’objet plus que par la méthode qu’une psychologie est dite clinique, psychanalytique, sociale, ethnologique. Tous ces adjectifs sont indicatifs d’un seul et même objet d’étude: l’homme, être loquace ou taciturne, être sociable ou insociable. Des lors, peut-on rigoureusement parler d’une théorie générale de la conduite, tant qu’on n’a pas résolu la question de savoir s’il y a continuité ou rupture entre langage humain et langage animal, société humaine et société animale? Il est possible que, sur ce point, ce soit non à la philosophie de décider, mais à la science, en fait à plusieurs sciences, y compris la psychologie. Mais alors la psychologie ne peut pas, pour se définir préjuger de ce dont elle est appelée à juger. Sans quoi, il est inévitable qu’en se proposant elle-même comme théorie générale de la conduite, la psychologie fasse sienne quelque idée de l’homme. Il faut alors permettre à la philosophie de demander à la psychologie d’où elle tient cette idée et si ce ne serait pas, au fond, de quelque philosophie.
Nous voudrions essayer, parce que nous ne sommes pas un psychologue, d’aborder la question fondamentale posée par une voie opposée, c’est-à-dire de rechercher si c’est ou non l’unité d’un projet qui pourrait conférer leur unité éventuelle aux différentes sortes de disciplines dites psychologiques. Mais notre procédé d’investigation exige un recul. Chercher en quoi des domaines se recouvrent, peut se faire par leur exploration séparée et leur comparaison dans l’actualité (une dizaine d’années dans le cas du Professeur Lagache). Chercher si des projets se rencontrent demande que l’on dégage le sens de chacun d’eux, non pas quand il s’est perdu dans l’automatisme de l’exécution, mais quand il surgit de la situation qui le suscite. Chercher une réponse à la question « Qu’est-ce que la psychologie? » devient pour nous l’obligation d’esquisser une histoire de la psychologie, mais, bien entendu, considérée seulement dans ses orientations, en rapport avec l’histoire de la philosophie et des sciences, une histoire nécessairement téléologique, puisque destinée à véhiculer jusqu’à la question posée le sens originaire suppose des diverses disciplines, méthodes ou entreprises, dont la disparate actuelle légitime cette question.
Le déclin de la physique aristotélicienne, au XVIIe siècle, marque la fin de la psychologie comme para-physique, comme science d’un objet naturel, et corrélativement la naissance de la psychologie comme science de la subjectivité.
Les vrais responsables de l’avènement de la psychologie moderne, comme science du sujet pendant, ce sont les physiciens mécanistes du XVIIe siècle[3].
Si la réalité du monde n’est plus confondue avec le contenu de la perception, si la réalité est obtenue et posée par réduction des illusions de l’expérience sensible usuelle, le déchet qualitatif de cette expérience engage, du fait qu’il est possible comme falsification du réel, la responsabilité propre de l’esprit, c’est-à-dire du sujet de l’expérience, en tant qu’il ne s’identifie pas avec la raison mathématicienne et mécanicienne, instrument de la vérité et mesure de la réalité.
Mais cette responsabilité est, aux yeux du physicien, une culpabilité. La psychologie se constitue donc comme une entreprise de disculpation de l’esprit. Son projet est celui d’une science qui, face à la physique, explique pourquoi l’esprit est par nature contraint de tromper d’abord la raison relativement à la réalité. La psychologie se fait physique du sens externe, pour rendre compte des contre sens dont la physique mécaniste inculpe l’exercice des sens dans la fonction de connaissance.
A – La physique du sens externe –
La psychologie, science de la subjectivité, commence donc comme psychophysique pour deux raisons. Premièrement, parce qu’elle ne peut pas être moins qu’une physique pour être prise au sérieux par les physiciens. Deuxièmement, parce qu’elle doit chercher dans une nature, c’est-à-dire dans la structure du corps humain, la raison d’existence des résidus irréels de l’expérience humaine.
Mais ce n’est pas là pour autant, un retour de la conception antique d’une science de l’âme, branche de la physique. La nouvelle physique est un calcul. La psychologie tend à l’imiter. Elle cherchera à déterminer des constantes quantitatives de la sensation et des relations entre ces constantes.
Descartes et Malebranche sont ici les chefs de file. Dans les Règles pour la direction de l’esprit (XII), Descartes propose la réduction des différences qualitatives entre données sensorielles à une différence de figures géométriques. Il s’agit ici des données sensorielles en tant qu’elles sont, au sens propre du terme, les informations d’un corps par d’autres corps ; ce qui est informé par les sens externes, c’est un sens interne « la fantaisie, qui n’est rien autre chose qu’un corps réel et figuré ». Dans la Règle XIV, Descartes traite expressément de ce que Kant appellera la grandeur intensive des sensations (Critique de la Raison pure, analytique transcendantale, anticipation de la perception) : les comparaisons entre lumières, entre sons, etc. ne peuvent être converties en rapports exacts que par analogie avec l’étendue du corps figuré. Si l’on ajoute que Descartes, s’il n’est pas à proprement parler l’inventeur du terme et du concept de reflexe, a néanmoins affirmé la constance de la liaison entre l’excitation et la réaction, on voit qu’une psychologie, entendue comme physique mathématique du sens externe, commence avec lui pour aboutir à Fechner, grâce au secours de physiologistes comme Hermann Helmholtz – malgré et contre les réserves kantiennes, critiquées à leur tour par Herbart.
Cette variété de psychologie est élargie par Wundt aux dimensions d’une psychologie expérimentale, soutenue dans ses travaux par l’espoir de faire apparaître, dans les lois des « faits de conscience », un déterminisme analytique du même type que celui dont la mécanique et la physique laissent espérer à toute science l’universelle validité.
Fechner est mort en 1887, deux ans avant la thèse de Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Wundt est mort en 1920, ayant formé bien des disciples dont quelques-uns sont encore vivants, et non sans avoir assiste aux premières attaques des psychologues de la Forme contre la physique analytique, à la fois expérimentale et mathématique, du sens externe, conformément aux observations de Ehrenfels sur les qualités de forme (Über Gestaltqualitäten, 1890), observations elles-mêmes apparentées aux analyses de Bergson sur les totalités perçues, comme des formes organiques dominant leurs parties supposées (Essai, chap. II).
B – La science du sens interne –
Mais la science de la subjectivité ne se réduit pas à l’élaboration d’une physique du sens externe, elle se propose et se présente comme la science de la conscience de soi ou la science du sens interne. C’est du XVIIIe siècle que date le terme de Psychologie, ayant le sens de science du moi (Wolff). Toute l’histoire de cette psychologie peut s’écrire comme celle des contresens dont les Méditations de Descartes ont été l’occasion, sans en porter la responsabilité.
Quand Descartes, au début de la Méditation III, considère son « intérieur » pour tâcher de se rendre plus connu et plus familier à lui-même, cette considération vise la Pensée. L’intérieur cartésien, conscience de l’Ego cogito, c’est la connaissance directe que l’âme a d’elle-même, en tant qu’entendement pur. Les Méditations sont nommées par Descartes métaphysiques parce qu’elles prétendent atteindre directement la nature et l’essence du Je pense dans la saisie immédiate de son existence. La méditation cartésienne n’est pas une confidence personnelle. La réflexion qui donne à la connaissance du Moi la rigueur et l’impersonnalité des mathématiques n’est pas cette observation de soi que les spiritualistes, au début du XIXe siècle, ne craindront pas de faire patronner par Socrate, afin que M. Pierre-Paul Royer-Collard puisse donner à Napoléon Ier l’assurance que le Connais-toi, le Cogito et l’Introspection fournissent au trône et à l’autel leur fondement inexpugnable.
L’intérieur cartésien n’a rien de commun avec le sens interne des aristotéliciens « qui conçoit ses objets intérieurement et au-dedans de la tête »[4] et dont on a vu que Descartes le tient pour un aspect du corps (Règle XIII). C’est pourquoi Descartes dit que l’âme se connaît directement et plus aisément que le corps. C’est là une affirmation dont on ignore trop souvent l’intention polémique explicite, car selon les aristotéliciens l’âme ne se connait pas directement. « La connaissance de l’âme n’est point directe, mais seulement par réflexion. Car l’âme est semblable à l’œil qui voit tout et ne peut se voir soi-même que par réflexion comme dans un miroir [...] et l’âme pareillement ne se voit et ne se connaît que par réflexion et par reconnaissance de ses effets »[5]. Thèse qui suscite l’indignation de Descartes, lorsque Gassendi la reprend dans ses objections contre la Méditation III, et à laquelle il répond: « Ce n’est point l’œil qui se voit lui-même, ni le miroir, mais bien l’esprit, lequel seul connait et le miroir, et l’œil et soi-même ».
Or cette réplique décisive ne vient pas à bout de cet argument scolastique. Maine de Biran le tourne une fois de plus contre Descartes dans le Mémoire sur la décomposition de la pensée. A. Comte l’invoque contre la possibilité de l’introspection, c’est-à-dire contre cette méthode de connaissance de soi que Pierre-Paul Royer-Collard emprunte à Reid pour faire de la psychologie la propédeutique scientifique de la métaphysique, en justifiant par la voie expérimentale les thèses traditionnelles du substantialisme spiritualiste[6]. Cournot même, dans sa sagacité, ne dédaigne pas de reprendre l’argument à l’appui de l’idée que l’observation psychologique concerne davantage la conduite d’autrui que le moi de l’observateur, que la psychologie s’apparente davantage à la sagesse qu’à la science et qu’« il est de la nature des faits psychologiques de se traduire en aphorismes plutôt qu’en théorèmes »[7].
C’est que l’on a méconnu l’enseignement de Descartes à la fois en constituant, contre lui une psychologie empirique comme histoire naturelle du moi – de Locke à Ribot, à travers Condillac, les Idéologues français et les Utilitaristes anglais – et en constituant, d’après lui, croyait-on, une psychologie rationnelle fonde sur l’intuition d’un Moi substantiel.
Kant garde encore aujourd’hui la gloire d’avoir établi que si Wolf a pu baptiser ces nouveau-nés postcartésiens (Psychologia empirica, 1732 ; Psychologia rationalis, 1734), il n’a pas pour autant réussi à fonder leurs prétentions à la légitimité. Kant montre que, d’une part, le sens interne phénoménal n’est qu’une forme de l’intuition empirique, qu’il tend à se confondre avec le temps, que, d’autre part, le moi, sujet de tout jugement d’aperception, est une fonction d’organisation de l’expérience, mais dont il ne saurait y avoir de science puisqu’il est la condition transcendantale de toute science. Les Premiers principes métaphysiques de la Science de la Nature (1786) contestent à la psychologie la portée d’une science, soit à l’image des mathématiques, soit à l’image de la physique. Il n’y a pas de psychologie mathématique possible, au sens où il existe une physique mathématique. Même si on applique aux modifications du sens interne, en vertu de l’anticipation de la perception relative aux grandeurs intensives, les mathématiques du continu, on n’obtiendra rien de plus important que ne le serait une géométrie bornée à l’étude des propriétés de la ligne droite. Il n’y a pas non plus de psychologie expérimentale au sens où la chimie se constitue par l’usage de l’analyse et de la synthèse. Nous ne pouvons ni sur nous-mêmes, ni sur autrui, nous livrer à des expériences. Et l’observation interne altère son objet. Vouloir se surprendre soi-même dans l’observation de soi conduirait à l’aliénation. La psychologie ne peut donc être que descriptive. Sa place véritable est dans une Anthropologie, comme propédeutique à une théorie de l’habileté et de la prudence, couronnée par une théorie de la sagesse.
C - La science du sens intime -
Si l’on appelle psychologie classique celle qu’on entend réfuter, il faut dire qu’en psychologie il y a toujours des classiques pour quelqu’un. Les Idéologues, héritiers des sensualistes, pouvaient tenir pour classique la psychologie écossaise qui ne prônait comme eux une méthode inductive que pour mieux affirmer, contre eux, la substantialité de l’esprit. Mais la psychologie atomistique et analytique des sensualistes et des Idéologues, avant d’être rejetée comme psychologie classique par les théoriciens de la Gestaltpsychologie, était déjà tenue pour telle par un psychologue romantique comme Maine de Biran. Par lui, la psychologie devient la technique du Journal intime et la science du sens intime. La solitude de Descartes c’était l’ascèse d’un mathématicien. La solitude de Maine de Biran, c’est l’oisiveté d’un sous-préfet. Le Je pense cartésien fonde la pensée en soi. Le Je veux biranien fonde la conscience pour soi, contre l’extériorité, Dans son bureau calfeutré, Maine de Biran découvre que l’analyse psychologique ne consiste pas à simplifier mais à compliquer, que le fait psychique primitif n’est pas un élément, mais déjà un rapport, que ce rapport est vécu dans l’effort. Il parvient à deux conclusions inattendues pour un homme dont les fonctions sont d’autorité, c’est-à-dire de commandement : la conscience requiert le conflit d’un pouvoir et d’une résistance ; l’homme n’est pas, comme l’a pense Bonald, une intelligence servie par des organes, mais une organisation vivante servie par une intelligence. Il est nécessaire à l’âme d’être incarnée, et donc il n’y a pas de psychologie sans biologie. L’observation de soi ne dispense pas du recours à la physiologie du mouvement volontaire, ni à la pathologie de l’affectivité. La situation de Maine de Biran est unique, entre les deux Royer-Collard. Il a dialogué avec le doctrinaire et il a été jugé par le psychiatre. Nous avons de Maine de Biran une Promenade avec M. Royer-Collard dans les jardins du Luxembourg, et nous avons de Antoine-Athanase Royer-Collard, frère cadet du précédent, un Examen de La Doctrine de Maine de Biran[8]. Si Maine de Biran n’avait pas lu et discuté Cabanis (Rapports du physique et du moral de l’homme, 1798), s’il n’avait lu et discuté Bichat (Recherches sur la Vie et la Mort, 1800), l’histoire de la psychologie pathologique l’ignorerait, ce qu’elle ne peut. Le second Royer-Collard, est après Pinel et avec Esquirol, un des fondateurs de l’École française de psychiatrie.
Pinel avait plaidé pour l’idée que les aliénés sont à la fois des malades comme les autres, ni possédés, ni criminels, et différents des autres, donc devant être soignes séparément des autres et séparément selon les cas dans des services hospitaliers spécialises. Pinel a fondé la médecine mentale comme discipline indépendante, à partir de l’isolement thérapeutique des aliènes à Bicêtre et à la Salpêtrière. Royer-Collard imite Pinel à la Maison Nationale de Charenton, dont il devient le médecin-chef en 1805, l’année même ou Esquirol soutient sa thèse de médecine sur les Passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation mentale. En 1821, Royer-Collard devient professeur de médecine légale à la Faculté de Médecine de Paris, puis en 1821, premier titulaire de la chaire de médecine mentale. Royer-Collard et Esquirol ont eu comme élève Calmeil qui a étudié la paralysie chez les aliénés, Bayle qui a reconnu et isole la paralysie générale, Félix Voisin qui a créé l’étude de l’arriération mentale chez les enfants. Et c’est à la Salpêtrière qu’après Pinel, Esquirol, Lelut, Baillarger et Falret, entre autres, Charcot devient, en 1862, chef d’un service dont les travaux seront suivis par Théodule Ribot, Pierre Janet, le Cardinal Mercier et Sigmund Freud.
Nous avions vu la psycho-pathologie commencer positivement à Galien, nous la voyons aboutir à Freud, créateur en 1896 du terme de psychoanalyse. La psycho-pathologie ne s’est pas développée sans rapport aux autres disciplines psychologiques. Du fait des recherches de Biran, elle contraint la philosophie à se demander, depuis plus d’un siècle, auquel des deux Royer-Collard elle doit emprunter l’idée qu’il faut se faire de la psychologie. Ainsi la psycho-pathologie est-elle à la fois juge et parti au débat ininterrompu dont la métaphysique a légué la direction à la psychologie, sans d’ailleurs renoncer à y dire son mot, sur les rapports du physique et du psychique. Ce rapport a été longtemps formulé comme somato-psychique avant de devenir psycho-somatique. Ce renversement est le même d’ailleurs que celui qui s’est opéré dans la signification donnée à l’inconscient. Si l’on identifie psychisme et conscience - en s’autorisant de Descartes, à tort ou à raison – l’inconscient est d’ordre physique. Si l’on pense que du psychique peut-être inconscient, la psychologie ne se réduit pas à la science de la conscience. Le psychique n’est plus seulement ce qui est caché, mais ce qui se cache, ce qu’on cache, il n’est plus seulement l’intime, mais aussi - selon un terme repris par Bossuet aux mystiques - l’abyssal. La psychologie n’est plus seulement la science de l’intimité, mais la science des profondeurs de l’âme.