L’ironie du sort veut que leur refoulement des questions philosophiques place la pédagogie et la psychologie en marge des grands bouleversements paradigmatiques qui traversent les sciences exactes depuis des décennies. Moins frileuses, ces dernières ne craignent pas de perdre en respectabilité ce qu’elles peuvent gagner en crédibilité quand elles explorent audacieusement les limites du connaissable.
L’indécidable n’effraie pas le physicien. Le chaos n’intimide pas le chimiste. Devant l’infiniment complexe, le neuroanatomiste se résout humblement à ne lever qu’un coin du voile. Qu’ils s’appellent Albert Einstein, Ilya Prigogine ou Eric Kandel, respectivement lauréats des Prix Nobel de physique, de chimie et de médecine, les chercheurs les plus éminents nous livrent souvent dans leurs écrits, à côté de leurs théories et découvertes, des réflexions tantôt hautement métaphysiques, tantôt franchement poétiques, tantôt intimement personnelles. Nous les voyons donc, au terme de leur périple scientifique, renouer sans embarras avec l’humanité de leur quête. Leurs connaissances, elles-mêmes, semblent aujourd’hui plus ouvertes que jamais au questionnement.
Nos sciences humaines n’invitent pas à un tel retour aux origines. Le peu de relativisme dont elles s’offrent parfois le luxe, c’est encore et toujours aux sciences de la nature qu’elles viennent l’emprunter en position de parent pauvre. Quand un chercheur psychologue ou pédagogue nous confie du bout des lèvres quelque référence timide à un questionnement épistémologique radical, ce n’est pas son regard qu’il vient alors de croiser dans le miroir. C’est celui d’un confrère physicien, chimiste, mathématicien et, oui, quelquefois, celui d’un philosophe des sciences.
Arrêtons-nous un instant avec lui devant ce miroir dans lequel les sciences humaines ont commencé lentement à se construire, quelques siècles avant leur véritable émancipation. Ian Hacking sera notre guide lors d’un bref voyage dans le temps qui nous amènera aux sources du calcul des probabilités. C’est à la remarquable monographie*Ian Hacking, The Emergence of Probability, Cambridge University Press, 1984. que le philosophe des sciences a consacré à la genèse des concepts d’induction et d’inférence que les paragraphes suivants emprunteront l’essentiel de leur contenu factuel. Le premier fait, surprenant, est que nous n’aurons pas à remonter très loin dans l’histoire ! Si certaines probabilités paraissent, à nos yeux, relever de l’arithmétique la plus élémentaire, leur découverte est récente et fut l’une des grandes révolutions des temps modernes. Avant qu’elle ne survienne, le hasard n’existait pas. « Alea iacta est » voulait dire que les dieux avaient parlé. Qui aurait eu l’audace d’en douter et de relancer le dé, dix fois, cent fois, mille fois, pour voir ? Puis, dans la deuxième moitié du dix-septième siècle…
Souvenons-nous. René Descartes vient de nous quitter en 1660, lui qui doutait de l’homme mais pas de Dieu. Avec méthode, le premier pouvait s’approcher de l’œuvre du second, nous avait-il suggéré. Dans la décennie qui suit sa mort nous verrons tout à coup Blaise Pascal, quant à lui, se déclarer sûr de rien mais prêt à parier sur tout. D’où lui vient cette audace inouïe, cet incroyable renversement de la perspective qui fait du divin l’enjeu d’un calcul humain ? Pour le comprendre, il faut savoir qu’à Port Royal, comme un peu partout ailleurs en Europe, le hasard vient de naître en tant que quantité chiffrable. Entre 1660 et 1670 on découvre en France, en Hollande, en Angleterre et en Allemagne, qu’un événement réputé imprévisible, pour peu qu’il soit répété à un grand nombre de reprises, nous révélera immanquablement que le destin opère dans des limites accessibles au calcul. Ce n’est toutefois pas exclusivement pour des raisons philosophiques ou scientifiques que bon nombre de mathématiciens se lancent dans l’aventure du calcul des probabilités. Le social en tant que donnée agrégée vient d’émerger avec les premières démocraties et avec lui naît un tout nouveau besoin de connaître l’homme moyen. Au centre du débat sera le plus souvent un souci très trivial au sujet de ce citoyen: connaître son espérance de vie pour que les états et les villes, qui font désormais appel à l’emprunt public, puissent enfin cesser de payer des annuités ruineuses, résultant de calculs grossiers.
Philosophiquement, la connaissance nouvelle n’en aura pas moins une conséquence majeure. De manière radicale, elle vient débarrasser le cartésianisme de toute contrainte métaphysique et nous le rend pleinement opérationnel et adapté à des tâches qui seront désormais exclusivement humaines. Si Dieu conserve tout son pouvoir sur la vie de chacun, il doit dorénavant s’incliner devant la loi des grands nombres qui régit, en son absence et par procuration, la vie de tous. Il n’est plus question de connaître ses intentions. L’inférence statistique met nos prévisions à l’abri de son intervention.
Scientifiquement, le bouleversement des termes de l’équation qui relie traditionnellement une cause à son effet est tout aussi radical. Non seulement tout observable se prête désormais à des approches probabilistes, mais nous assistons à l’émergence d’un effet totalement nouveau, qu’on appellera bientôt surdéterminé, car résultant d’une multitude de causes. Fait sans précédent : nous n’avons plus à connaître ces dernières ! Il nous suffit de savoir qu’elles sont en très grand nombre et que leur interaction aléatoire produit un effet dit « moyen ».
Se dessine alors une nouvelle configuration de l’univers de nos connaissances. Il y aura désormais, d’un côté, celles qui recherchent la cause unique qui produit tel effet. En face, se profilant comme en miroir, naîtront celles qui étudient l’effet que produit telle cause parmi une infinité d’autres.
Pour les premières, qui concerneront le monde physique, la chimie, la biologie, seule la qualité de l’observation peut être surdéterminée, car elle résulte d’une activité humaine qui conserve une part d’aléatoire. Si cette dernière fait que leurs prédictions peuvent manquer de précision, les lois qui permettent de les formuler n’ont toutefois rien de probabiliste. Dieu ne joue pas aux dés, dira beaucoup plus tard Albert Einstein.
Pour les autres sciences, qui se pencheront sur l’homme et parmi lesquelles la médecine occupera une place de choix, c’est l’observable qui est surdéterminé et qu’il convient d’explorer avec méthode. Elles partiront donc à la recherche de leviers qui permettront d’agir sur une réalité complexe avec de bonnes chances de produire un effet systématique. La courbe gaussienne qui, pour les sciences de la nature, est celle qu’épouse l’erreur humaine*Même l’erreur due à l’imprécision de l’instrumentation est, in fine, celle d’un artefact conçu par l’homme. dans leurs mesures, deviendra plus tard, pour la pédagogie et la psychologie, le fondement de leurs mesures des traits humains. Ces mesures étant, à leur tour, inévitablement sujettes à l’erreur humaine, se traceront alors en miroir de nouvelles courbes qu’épouseront les propriétés des courbes des traits. Oui, ce sont elles qui finiront par donner des sueurs froides aux étudiants d’aujourd’hui !
La dichotomie ne sera jamais aussi radicale que celle que notre brève excursion dans le temps a fait furtivement apparaître ici. Très vite, l’approche probabiliste, dûment intégrée dans une logique expérimentale rigoureuse, devient une alliée précieuse dans une démarche d’émancipation des connaissances sur l’homme qui, toutes, prétendront tôt ou tard à ce statut authentiquement scientifique que la médecine sera la première à conquérir. Au vingtième siècle, un positiviste aussi cartésien que Karl Popper n’hésitera d’ailleurs pas à considérer que les hypothèses d’une science aussi humaine que la sociologie peuvent répondre à son critère de falsifiabilité pour autant qu’elle se gardent de tout psychologisme et historicisme*Karl Popper, Misère de l’historicisme, Plon, 1956. Nous pouvons voir également chez Michel Meyer « les classes sociales*Michel Meyer, Comment penser la réalité ?, P.U.F., 2005, p. 13.» s’inscrire de manière intuitive, au détour d’une parenthèse, dans une brève énumération des objets de la science au même titre que « l’électron, l’évolution, la bourse ».
Même quand elles devront définir leur objet à grand renfort de modèles théoriques relevant parfois de la plus pure spéculation, même quand les phénomènes qu’elles observeront seront laborieusement construits et même quand leur instrumentation ne sera qu’un assemblage bancal de critères hautement contestables, des disciplines comme la pédagogie ou la psychologie partageront toujours avec les sciences de la nature une seule et même foi dans les principes de causalité linéaire, de la réalité d’un observable objectif et de la reproductibilité des expériences. En deux mots comme en cent : le surdéterminé n’est pas indéterminé pour autant !
Ce que les sciences humaines élaboreront dans le miroir des sciences de la nature se voudra donc un reflet fidèle d’une même réalité à laquelle une investigation statistique toujours plus sophistiquée leur permet d’accéder. Alfred Binet pourra déclarer que l’intelligence est ce que mesure son test de l’intelligence et nous révéler la parfaite circularité de son construct, mais il n’aura nullement à en rougir. Les qualités opérationnelles liées à la validité prédictive de son test du quotient intellectuel demeurent intactes. Tout est pour le mieux dans le plus mesurable des mondes. Mais rien n’est éternel…
Voilà que se produit, au cours du vingtième siècle, une nouvelle révolution. Les sciences de la nature perdent la foi ! Du moins, celle qu’elles avaient dans l’objectivement observable, dans la causalité linéaire, dans un temps réversible et oui, même dans l’invariance de leurs lois. Le miroir qu’elles nous tendent alors n’a soudain plus rien de rassurant et certains qui pouvaient, hier encore, y puiser leurs certitudes, n’ont désormais plus d’autre choix que de s’en détourner.
Comment intégrer l’indécidable dans une démarche positiviste qui promet d’informer nos décisions ?
Comment lire l’infiniment complexe quand il contient un signal subtil qui n’est pas un simple agrégat accessible aux descriptions statistiques ?
Et surtout, que faire quand rien de ce qui est fait ne peut être défait ni refait ?
Regarder ailleurs. Pudiquement baisser les yeux à chaque fois qu’on surprend une étreinte qu’on croyait impossible entre la philosophie et la science.
Ne surtout pas écouter aux portes et risquer d’entendre un désaveu aussi embarrassant que : « Le résultat de notre recherche est en effet l'identification de systèmes qui imposent une rupture de l'équivalence entre la description individuelle (trajectoires, fonctions d'onde) et la description statistique d'ensembles.*Ilya Prigogine, La fin des certitudes, Odile Jacob, 1996, p. 12.»
La pédagogie et la psychologie ne peuvent, pas plus que d’autres grands enfants, imaginer leurs parents dans un même lit.