Silence dans l’auditoire. Devant une assemblée d’étudiants de première année, le Doyen de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation prend la parole. Il y a dans l’air quelque chose de solennel, de rituel, qui frise l’initiatique. C’est de circonstance. Nous sommes au mois de septembre et ce professeur, que les étudiants rencontrent pour la première fois, vient les accueillir au seuil de ce qui peut nous sembler, à cet instant précis, un temple du savoir.
Le Doyen officie avec une maîtrise dont ils auront encore maintes occasions de s’étonner car chacune de ses interventions sera semblable à celle-ci. Minutieusement préparée. Utilement illustrée. Clairement exposée. Le respect (Nous reviendrons sur cette notion et sur l’importance qu’elle peut avoir dans l’enseignement des sciences humaines) qu’un enseignant reçoit de ses étudiants serait-il à l’exacte mesure de celui qu’il leur témoigne? Ce qui me semble certain et ce qui nous importe pour l’heure, c’est que le bref discours inaugural que tiendra le Doyen peut devoir sa grande qualité formelle au talent (que nous savons inégalement distribué) et au travail (pour lequel certains ont plus de goût que d’autres) mais que le fond ne devra rien au hasard. Quand le maître de ces lieux s’exprime, il dit exactement ce qu’il tient à faire savoir. Eloquence et traits d’esprit trahissent une intelligence vive, mais celle-ci est invariablement au service d’un message univoque. Lequel ?
Oui, comment le Doyen de la faculté va-t-il nouer le dialogue avec ces pédagogues et psychologues en herbe ? Question troublante. Il doit y avoir tant de choses à dire sur les études des conduites humaines ! Trop de choses et le temps est compté. Mieux vaut éviter tous les pièges de la rhétorique et aller droit à l’essentiel. Qui est ?
La méthode.
Après quelques politesses d’usage, l’orateur expose clairement l’objet qui est au cœur des études de psychologie et des sciences de l’éducation. A savoir ?
La méthode.
Dès demain et pour les cinq années qui viennent, elle réclamera infiniment plus d’heures de présence, de travail et de recherche personnelle que tout autre sujet. Calcul statistique, mesure, épistémologie, instrumentation, dispositifs de recherche, méthodologie, expérimentation, probabilité, métrologie, test, examen… La faculté dispose d’une foule de termes qui, savamment déclinés et recombinés, précédés par des mots comme approche, introduction et approfondissement, composeront une foule d’intitulés de cours. Tous concerneront la méthode qui permet au pédagogue et au psychologue de produire des réponses scientifiques. Oui mais, à quelles questions ?
Silence dans l’auditoire. Le Doyen vient de clore son discours par quelques mots d’encouragement chaleureux et attend maintenant les éventuelles questions et réactions du public. Ce dernier demeure, un long moment, sans voix. Les esprits de René Descartes et de Claude Bernard, auxquels l’orateur à lancé quelques vibrants appels, tardent à se retirer et ils intimident l’assemblée. Seul un sacrilège pourrait les chasser et il se produit fort heureusement, prenant la forme d’une première question parfaitement banale sur un détail administratif du parcours académique. Ah, le décret de Bologne ! Le temple du savoir se transforme en place du marché. Les interpellations des étudiants fusent, maintenant. Elles concernent les notes d’exclusion, les modalités de délibération, la possibilité de report d’un crédit à peine acquis mais néanmoins provisoirement comptabilisable pendant une période X à la condition Y au sein d’une filière Z… En grossissant à peine le trait, on pourrait ramener le débat à une seule et même question: Comment décrocher un diplôme sans vraiment se fatiguer et en échouant à une bonne part des examens?
Mais quelle mauvaise question ! pourrait s’écrier un observateur naïf en s’indignant qu’on puisse discourir si longuement de détails dont un étudiant appliqué n’aura probablement jamais à se soucier.
Rappelons à cet observateur que la méthode est, étymologiquement, la recherche de la voie qui mène à une destination. Si cet objectif ne fait pas partie de l’univers de la méthode au sein duquel seule peut être interrogée la voie, c’est bien lui qui donne sens à la méthode. A ce niveau du discours, l’objectif peut encore faire question pour peu qu’on sorte du cadre de la méthode : la distance problématologique n’est pas encore infranchissable. A la question du comment il demeure possible d’opposer celle du pourquoi. Le sens de la question peut faire question.
La perspective change quand c’est la méthode qui fait question. Le discours tient alors son sens de la prémisse que son objet fait nécessairement sens. Il existe une variété de méthodes pour se rapprocher d’une variété de destinations. Quand une méthode particulière convient mieux pour un objectif particulier, notre discours associera cet objectif à la méthode qu’il considère. A partir de cet instant, la question du sens est définitivement convertie en réponse. De « Comment atteindre tel objectif ? » nous arrivons, au terme du raisonnement, à la déclaration: « Pour tel objectif, il convient d’utiliser telle méthode. » Cette affirmation resterait vraie même si l’objectif était insensé. La distance problématologique est désormais telle que seule peut être interrogée la méthode. Le sens de la question ne peut plus faire question.
Toutes les questions de ces étudiants qui cherchent à se renseigner sur le parcours académique sont donc parfaitement isomorphes avec celles d’un discours qui fait de la méthode son principal objet d’investigation. Qui plus est, elles sont adressées à une personne qui peut y apporter des réponses claires. Qui connaît mieux que le Doyen de la faculté tous les rouages d’une horlogerie d’accréditation rendue toujours plus complexe par l’intervention chaotique d’une multitude d’autorités de tutelle qui ne s’entendent jamais sur l’heure qu’il est ?
Brouhaha dans les couloirs. La séance inaugurale est levée. Profitons-en pour nous éloigner discrètement. Pour interroger philosophiquement les sciences humaines, ceci n’était ni le bon endroit ni le bon moment. Ici, ces sciences s’enseignent. La destination du voyage qui commence pour les étudiants sera, pour les cinq années à venir, un diplôme universitaire. Devrions-nous commencer par interroger l’enseignement ?